Regards croisés
L’un des aspects les plus intimidants associé au tango argentin fut certes pour moi l’usage de la mirada et du cabeceo. Peut-être ne suis-je pas la seule, ayant été éduquée à ne pas « regarder un homme dans les yeux » pour ne pas « lancer un mauvais message ». Si, en société, le regard insistant peut être, selon les cas, impoli, envahissant complice ou séducteur, dans le contexte du tango argentin, le regard ouvert, neutre et franc associé au cabeceo est plutôt synonyme de main tendue.
Lors de mes premiers pas dans l’univers du tango argentin, il y a 20 ans, j’aurais bien voulu voir disparaître cet usage d’inviter par le regard, puis par hochement de tête réciproque, tant j’avais du mal à en comprendre toute l’élégance et l’utilité et, de ce fait, à le maitriser.
Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai réalisé la richesse de ce mode d’invitation souvent malmené, jugé à tort à l’avantage des personnes qui guident et parfois même d’archaïque.
Ce code d’invitation dont l’origine prend naissance au cœur même des racines historiques du tango, constitue une composante essentielle de la pratique du tango argentin. Pourtant, l’usage de cette noble forme d’invitation tout argentine semble en voie de se perdre et avec cette disparition une partie de l’essence du tango argentin, à mon humble avis, se meurt.
Ce que le cabeceo permet
Le cabeceo permet d’établir hors de la piste de danse une connexion non verbale qui se prolongera sur la piste. Le tango se danse dans un silence (ou murmure) propice à la connexion entre deux personnes qui font corps avec la musique et les autres danseurs. Cette connexion silencieuse et active débute par le premier regard échangé pour se poursuivre dans l’étreinte de l’abrazo.
Il permet aussi de choisir avec qui l’on souhaite danser, tant pour les personnes qui guident que pour les guidées, puisque les personnes guidées sont aussi extrêmement actives dans l’établissement du contact visuel. Évidemment, l’invitation du regard ne se solde pas toujours par une tanda partagée. C’est ce qui rend le cabeceo encore plus précieux. La réciprocité engendrée a un caractère authentique et précieux, car il est plus facile de détourner le regard que de dire non à une personne ayant traversé la salle pour nous demander verbalement à danser.
L’usage du cabeceo permet d’inviter des personnes en dehors de notre cercle d’ami.e.s habituel et ouvre de nouvelles perspectives. Il permet également d’apprivoiser le refus avec dignité et aussi d’apprendre à s’affirmer comme tanguero/tanguera.
Vous ne parlez pas espagnol, japonais, allemand… ? Aucun problème. Vous pourrez danser peu importe où vous allez tant que l’usage du cabeceo perdure dans les milongas du monde entier.
Transformation et conséquences
La transformation de notre société et de nos habitudes entraine aussi des changements dans les milongas. Il n’est maintenant plus marginal de voir des personnes regarder leur fil d’actualité sur leur téléphone lorsqu’ils ou elles sont à l’arrêt durant une tanda. Comment capter le regard d’une personne aux yeux rivés sur son téléphone?
Les invitations verbales semblent aussi prendre de plus en plus de place au détriment des cabeceos.
L’accroissement de l’écart dans le ratio guideurs et personnes guidées augmente peut-être l’envie qu’ont certaines personnes d’utiliser d’autres techniques d’invitation que le cabeceo.
Invitations verbales
Il est de plus en plus fréquent de voir des personnes entamer des conversations à chaque cortina, se déplaçant partout dans la salle, pour inviter ou pour se faire inviter. Dansant ainsi pratiquement toutes les tandas, mais perturbant ainsi la dynamique de la soirée.
L’usage des invitations verbales crée des environnements plus bruyants, mais a aussi pour conséquence de désavantager les personnes qui suivent les usages. En effet, plusieurs personnes (guideur.e. ou personne guidée) n’oseront pas décliner l’invitation verbale d’une personne, même si, à priori, l’intention de danser avec cette personne n’était pas au rendez-vous. En conséquence, les personnes respectueuses de l’usage, n’arrivent plus à capter le regard des autres.
Rappelons que l’on choisit notamment la personne avec qui l’on souhaite danser en fonction de l’orchestre à l’honneur dans la tanda, la connexion possible et le style, le niveau de danse, etc.
Le tango étant une danse sociale, les conversations amicales sont encouragées et fréquentes, mais elles doivent être courtes et permettre l’usage du cabeceo et non devenir une technique d’invitation systématique.
Cabeceos volés
Autre phénomène plus marginal, pourtant bien présent : le vol de cabeceo. Cette situation rapportée et vécue par plusieurs ne relève pas du simple incident ou malentendu, mais bien d’une technique utilisée par certaines personnes pour s’interposer entre le regard de deux danseurs en voie de s’inviter par cabeceo. La personne qui guide est souvent trop timide pour rectifier la situation et le voleur ou la voleuse s’en trouve avantagé.e pour un certain temps, mais pourrai finir par jouir d’une réputation qui nuira à son évolution dans la communauté.
Insistance
Devant l’insistance de certaines personnes ou encore les surprenantes invitations par embuscades à la sortie du plancher de danse, certaines personnes invitent alors ou acceptent l’invitation pour mettre fin à la conversation ou encore aux embuscades et faire en sorte d’« être libres » de danser par la suite avec les personnes de leur choix. D’autre refusent d’être ainsi assiégé.e.s et l’expriment verbalement ou en prenant la fuite. Ne pas utiliser le cabeceo ou s’appuyer sur une complicité amicale ou de danse partagée, pourrait vous exposer à un refus plus ou moins brutal.
Le libre choix
Le tango est une danse où l’on choisit avec qui danser. Le cabeceo bien maîtrisé par les guideur.e.s et guidé.e.s permet d’exercer ce libre choix avec beaucoup d’élégance, de dignité et offre une sincérité rassurante.
Pratiqué avec le respect de soi et des autres, l’usage du cabeceo favorise l’établissement d’un dialogue silencieux et harmonieux qui perdurera dans la danse, mais qui participe aussi à la buena onda de la milonga.
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Allô France,
Je partage les idées, les mots de ce texte. Bravo à toi de l’avoir exprimée. J’ai aussi adoré tes poèmes. Merci pour garder en vie l’étiquette du tango.
Merci François… le tout en complicité avec toi.