Aller vers soi, vers les autres

Note de l’autrice :

Aborder ce sujet sensible du rapport à soi et aux autres dans le tango demande de la délicatesse et un brin d’humour. Je l’ai tout d’abord fait en 2017, dans plusieurs poèmes présentés lors de la première édition du spectacle Mots et Tango et publiés dans un recueil de poésie. Le poème Chaise à saveur humoristique, illustre bien le sujet.

D’autres auteurs ont aussi exploré ce thème dans des livres ou des billets de blogue, notamment Andrea Shepherd dans son livre 25 leçons de tango : quelques-unes des choses que le tango m’a apprises sur la vie et vice versa et celui de Dimitris Bronowski, Tangofulness : Exploring Connection, Awareness and Meaning in Tango.

Je joins bien humblement ma voix à la leur et à celle de plusieurs autres pour poursuivre la réflexion et l’échange sur ce sujet inépuisable et complexe.

Aller vers soi, vers les autres

Entreprendre la pratique du tango argentin est souvent comparé à un voyage. Juste comparaison.

Préparation, ouverture à l’inconnu, à l’autre, à la découverte, au plaisir, mais aussi aux aventures et mésaventures font partie intégrante de ce voyage riche en apprentissages, dont chaque étape vaut la peine d’être vécue.

Un jalon de ce voyage est rencontré alors que l’on commence à sortir en milonga. On quitte notre « milieu naturel » qui est la salle de classe ou de pratique que l’on avait apprivoisé pour entrer dans la communauté plus vaste d’adeptes de tango argentin.

Si certaines personnes s’adaptent rapidement aux codes de la milonga, il arrive pour d’autres que l’expérience soit déconcertante, faute d’outils pour décoder ce qui nous entoure. Face à quelques défis nouveaux, plusieurs persévèrent, mais d’autres personnes, fort tristement, abandonnent avant de s’être vraiment donné une chance.

L’inévitable comparaison

En arrivant sur les lieux d’une nouvelle milonga, le regard découvre la piste et ceux et celles qui la fréquentent.

En voyant les danseurs plus expérimentés évoluer, certaines personnes qui guident et manquent de confiance se voient mal inviter une autre personne et prendre leur place dans la ronde. « Je reviendrai quand je serai meilleur(e) » est l’une des phrases très souvent entendue. Il faut cependant danser pour devenir bon danseur. Les tangueros d’expérience le savent. Mieux vaut rester, faire quelques passages, en gardant le vocabulaire très simple et profiter du temps de pause pour écouter la musique et observer le fonctionnement de la milonga.

Ce qui fait la différence, c’est l’attention portée aux notions enseignées, la pratique et encore la pratique. Évidemment, une soirée de danse n’est pas une pratique comme tel, mais le fait de plonger dans la ronde, ne serait-ce que pour une pièce ou deux, permet d’acquérir certains mécanismes de base importants et de mettre en contexte certains concepts abordés en classe. Pour ces guideurs qui apprivoiseront la piste à petite dose, mieux vaut prévoir un(e) partenaire bienveillant(e) qui accompagnera avec écoute et disponibilité ou encore inviter quelqu’un en prenant bien soin de respecter les codes du cabeceo. L’observation préalable des danseurs permet de mieux saisir si la personne que l’on souhaite inviter aura envie de danser avec nous.

Pour les personnes guidées, le bât blesse lorsqu’elles sont peu ou pas invitées. Certaines se sentent alors « invisibles », « peu douées », « rejetées ».

Ces sentiments dévalorisants ont un effet dévastateur sur la confiance, car danser le tango demande une bonne dose de confiance, mais aussi d’humilité. La bienveillance envers soi et les autres est donc de mise.

Toutefois, on ne saurait trop insister sur l’importance de travailler à améliorer sa maîtrise de la danse et de ses codes. C’est un voyage au cours duquel on ne cesse jamais d’apprendre.

Le tango est une communauté

Le tango est un microcosme de notre société. On y rencontre des personnes chaleureuses et généreuses, d’autres moins accessibles. Des perfectionnistes et d’autres qui « tournent les coins ronds ». Des personnes qui sont dans l’écoute active ou pas du tout. Toutes les architectures de corps y sont aussi représentées : grands, petits, maigres et gros. Droits, voutés, jeunes et vieux s’y côtoient et peuvent danser avec autant de plaisir et de compétence. Ce qui fait la beauté de cette communauté est justement la diversité qui s’y retrouve et le partage que l’on peut observer dans des moments de connexion fugaces, mais précieux.

Comme dans toute communauté ou cercle social, les aptitudes relationnelles sont essentielles pour entrer en contact avec les autres. De plus, le tango à ses propres codes, son langage particulier. Donc, une personne qui a déjà du mal à entrer en relation avec les autres dans la vie courante aura probablement besoin d’affiner ses habiletés et stratégies pour tisser son cercle d’amis au tango.

Oui, nous partageons tous la passion du tango, mais pas de la même façon. Le degré d’efforts que nous sommes prêts à y mettre varie. Certaines personnes ont travaillé durant de nombreuses années pour perfectionner leur tango et choisissent de danser avec des personnes ayant sensiblement la même maîtrise qu’eux/elles et seront donc fidèles à un cercle très restreint.

Cependant qui dit communauté, dit intégration. La plupart des membres de cette communauté veillent au bien-être des autres et chacun assume sa part de responsabilité. Les enseignants doivent expliquer les codes de la milonga et encourager les liens, les organisateurs se doivent de créer une ambiance chaleureuse, propice aux échanges et chaque danseur/danseuse doit se questionner sur son rôle et sur sa propre contribution. Les dynamiques de la communauté changent en fonction de l’événement et de qui y participe. Ces variations sont normales.

Pour rendre l’expérience la meilleure possible :

• Maitriser rapidement le cabeceo. Le sujet a été traité de long en large par plusieurs auteurs et le Web contient nombre de bons articles sur le sujet. Essentiellement, il s’agit d’inviter la personne de son choix du regard (mirada). Puis, lorsque les regards se rencontrent, de convenir tacitement et discrètement de danser ensemble par un discret signe de la tête (cabeceo). On pense souvent à tort que le cabeceo n’est le fait que de la personne qui guide, mais les personnes qui sont guidées participent aussi à cette communication. En ayant le regard ouvert et en étant attentive à ce qui les entoure. Certains membres de la communauté n’invitent jamais autrement. Lorsque l’on se plaint de ne pas danser, notre connaissance et notre usage du cabeceo est la première chose à analyser. Attention : il ne s’agit pas de fixer intensément la personne ou encore de jeter un regard insistant et de baisser les yeux. Le cabeceo doit être clair, bien dosé et fait au bon moment. C’est tout un art et comme le tango, cela s’apprend et se pratique. Pour bien faire le cabeceo, n’oubliez pas de porter vos lunettes et vous aurez compris que si vous regardez vos souliers (ou pire, votre téléphone), que vous êtes en grande conversation avec votre voisin ou votre voisine de chaise, ou que vous êtes plongé(e) dans vos pensées, eh bien vous aurez peut-être manqué quelques occasions de danser.

Faire gaffe aux endroits choisis pour s’asseoir. Il y a toujours des endroits moins propices aux cabeceos ou encore qui sont implicitement désignés des « coins à jasette ». Observer la dynamique de l’endroit est très important. Se lever de temps en temps et rester près de la piste de danse à la fin d’une tanda pour saluer des personnes que vous connaissez avec gentillesse peut mener à une invitation spontanée.

Se faire des amis au sein de son cours de groupe/école. Mêlez-vous à l’occasion des classes, échangez vos coordonnées et convenez de sortir en groupe. Si vous avez un ou une partenaire, changez avec d’autres qui sont dans la même situation. C’est une pratique courante dans la communauté d’avoir des couples d’amis de tango qui dansent bien les uns avec les autres. Acceptez de danser avec une nouvelle personne ou demandez à une nouvelle personne de danser à chaque fois que vous le pouvez. Vous serez peut-être surpris(e). En adoptant cette pratique, vous serez connu(e) de davantage de membres de la communauté.

Parler aux gens. Engager la conversation, se souvenir du prénom des gens avec qui l’on danse pour les saluer lors d’une prochaine rencontre est important. Il faut toutefois garder en tête que le but d’une sortie en milonga est de danser. On doit être attentif à ne pas accaparer les personnes pour des conversations non sollicitées et trop longues (surtout qui chevauchent plusieurs tandas). C’est l’un des meilleurs moyens de faire fuir les gens et de ne pas danser. Il est souhaitable de saluer les gens, de s’informer de leur santé ou de leur journée. Lors d’échanges plus longs, il faut être attentif(ive) au langage corporel de l’autre et garder l’œil ouvert sur ce qui se passe autour.

Laisser le négatif à la maison. Lorsque l’on ne danse pas beaucoup, le non-verbal peut en être la cause. Que projetons-nous? Tristesse, frustration, amertume? Mieux vaut laisser ses soucis à la maison et profiter de la soirée! Arborer un visage triste ou boudeur n’arrange pas les choses. Tout comme dans la vie, on ne peut pas plaire à tout le monde, mais une personne souriante qui va vers les autres a davantage de chance de se lier avec les membres de la communauté et donc de danser.

Des situations vécues par plusieurs

SI vous êtes une personne qui est guidée, vous avez…

100 % de probabilité de vous faire enseigner sur la piste par un(e) guideur bien intentionné(e). Vous êtes libre de respectueusement et délicatement rappeler à cette personne que vous débutez et que ce n’est peut-être pas le bon endroit ou vous acceptez les conseils avec grâce et un grain de sel.

• 100 % de probabilité de rester assise sur votre chaise pendant une période plus ou moins longue. On ne vous connait pas ou que très peu, vous ne dansez habituellement qu’avec votre partenaire ou avez refusé des échanges de partenaires par le passé, vous avez déjà décliné une invitation à danser avec plus ou moins de tact ou fait des commentaires sur d’autres danseurs, vous ne maîtrisez pas le cabeceo… bref, il peut y avoir 1001 raisons pour lesquelles vous ne dansez pas. On peut analyser la situation et se questionner, mais pas trop non plus.

100 % de probabilité de vous faire guider quelque chose que vous ne comprendrez pas. C’est normal, les personnes qui guident ne savent pas exactement ce que nous savons et quels concepts nous maitrisons. Cela peut même arriver encore après des années d’apprentissage. Une personne qui guide de façon bienveillante devrait débuter une tanda par du vocabulaire simple pour favoriser la connexion, puis, si tout se passe bien, ajouter graduellement des notions plus complexes. Il faut accepter les erreurs et les imperfections de part et d’autre. Elles font partie du tango.

Si vous êtes une personne qui guide, vous avez…

100 % de probabilité de voir l’une de vos invitations refusées. Cela arrive et il faut être en mesure d’apprendre de ces expériences. Peut-être que la personne invitée n’avait simplement pas envie de danser avec vous cette tanda précise ou encore reste dans un cercle plus fermé par choix. Un refus ne parle pas toujours de nous. Une personne peut se sentir moins en forme ou à l’aise un soir pour danser avec nous. L’important lors d’un refus est de le faire avec délicatesse et tact.


100 % de probabilité de penser que votre partenaire « s’ennuie ». Ce n’est probablement pas le cas. Souvent les personnes qui guident ont cette crainte, mais les personnes guidées souhaitent avant tout vivre une belle expérience par, notamment, le respect des conventions de la piste, un abrazo confortable et accueillant et de l’écoute. Votre partenaire a un beau sourire? Oubliez tout et concentrez-vous à créer une connexion avec cette personne et la musique. C’est le plus important.


80 % de probabilité de vous retrouver impliqué dans une petite collision sur la piste. On s’excuse et on continue son chemin. Pas de raison de se mortifier. Cela arrive à tout le monde. Ce qui compte est de repartir en selle dès que possible.

Et non…
Prendre des cours privés en rafale ne rend pas instantanément meilleur(e) et plus en demande. Ils sont évidemment excellents pour aider une personne à travailler en profondeur et de façon plus personnalisée. Toutefois, le tango est une danse aux nombreuses subtilités. L’apprentissage de l’un ou l’autre des deux rôles demande du temps et de la pratique. Il faut laisser du temps de maturation aux concepts appris et maintes fois revisités. Les personnes qui dansent bien auront toujours plus de facilité à se faire inviter et, si de surcroît, elles maîtrisent bien tous les autres codes du tango.

Gérer ses attentes

Les événements spéciaux, les bals ou soirées avec musique live, les soirées estivales dans les parcs présentent des dynamiques différentes et moins prévisibles. Il faut donc s’attendre à vivre des soirées fabuleuses et d’autres moins merveilleuses.

Si le DJ propose des tandas de quatre pièces, les attentes sont plus longues lorsque l’on ne danse pas et les occasions de danser sont réduites, car il y a aura moins de tandas. Pour information : une soirée de trois heures compte environ 15 à 20 tandas selon le nombre de pièces jouées par tanda.

Plusieurs personnes ne dansent pas les milongas ou encore certains orchestres ou les tandas de tango alternatif. D’autres encore ont leurs préférences pour danser avec une personne un type de musique en particulier. Avant d’inviter une personne, mieux vaut donc écouter le style musical de la tanda pour savoir si on éprouvera du plaisir à guider ou à danser avec la personne envisagée. C’est pour cette même raison que nous ne sommes parfois pas invité(e) même si l’on a un cabeco.

On danse une merveilleuse tanda avec une personne qui guide et celle-ci ne se manifeste plus ? C’est malheureusement monnaie courante. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce comportement qui, encore une fois, n’indique pas automatiquement et à tous les coups un jugement sur la qualité de notre danse.

Les effets de la pandémie

Avec la pandémie, plusieurs personnes se confinent ou se sont confinées à un cercle plus restreint de connaissances pour danser. D’autres ne savent pas clairement si les échanges sont souhaités par certaines personnes. Après avoir mis clairement ses limites au plus fort de la pandémie, il est possible que l’on ne soit plus sur le « radar » des personnes qui guident. Il pourrait être utile de faire savoir que l’on est de nouveau prêt(e) à échanger et ainsi retrouver d’anciens partenaires.

Remarquer ce qui fonctionne

Les raisons d’une soirée moins réussie sont nombreuses et variées et ne dépendent pas toujours entièrement de nous. Il est difficile de reproduire une soirée parfaite tant les facteurs comme la météo, la musique jouée, les personnes présentent, l’énergie collective etc. influencent le cours de celle-ci.

On peut cependant observer et remarquer ce qui semble fonctionner pour nous. En embrassant plus largement le concept de communauté, on en sort gagnant(e) et on apprécie davantage tout ce qui l’entoure : les amis, la musique, les lieux et, aussi bien évidement, les tandas dansées quand ce sera le cas.

Le tango nous donne une occasion d’apprendre. Accepter sa part de responsabilité pour la manière dont on vit le voyage, mais aussi le fait que certaines situations peuvent découler des circonstances, du moment et du lieu aidera à relativiser les situations difficiles.

Comme dans le voyage, et peut-être même plus encore dans le tango et la vie, la pratique de cette belle danse exige d’aller à la rencontre de soi et de l’autre et de travailler ainsi à rendre notre communauté meilleure et plus accueillante!

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